Par Le Point : Publié le Modifié le
SENTENCE. « Pour l’exemple », trois pères de famille viennent d’être condamnés pour complicité dans l’émigration clandestine de leurs enfants.
C’est une affaire qui a provoqué une vive émotion dans le pays. Doudou, un adolescent originaire de M’bour, une des plus importantes zones de pêche au Sénégal, à environ 80 km au sud-est de Dakar, avait le rêve de devenir footballeur professionnel. Mi-octobre, son père, Mamadou Lamine Faye, a remis 250 000 francs CFA, environ 380 euros, à un passeur. Ce dernier devait conduire clandestinement l’adolescent en Espagne, plus précisément aux Canaries. De là, un autre passeur devait prendre le relais et envoyer le jeune garçon en Italie pour intégrer un centre de formation de football. Mais rien ne s’est passé comme prévu. Bien avant d’arriver à destination, Doudou Faye, 14 ans, est décédé à bord de la pirogue. Selon la presse locale, son corps aurait été jeté en mer.
Cette histoire ressemble à tant d’autres, sauf que, cette fois, le père de Doudou a été arrêté puis présenté devant la justice. Un tribunal sénégalais vient de le condamner ce mardi 8 décembre à deux ans de prison, dont un mois ferme. À ses côtés, deux autres pères de famille, qui avaient également fait embarquer leurs fils dans une pirogue en partance pour l’Europe. Ils ont été condamnés pour « mise en danger de la vie d’autrui » par le tribunal de grande instance de M’bour, a déclaré à l’Agence France-Presse l’avocat Assane Dioma Ndiaye. Également poursuivis pour « complicité de trafic de migrants », ils ont été « relaxés » pour ce chef d’inculpation, a ajouté Me Ndiaye.
Lors du procès le 1er décembre, le parquet avait requis contre eux une peine de deux ans de prison ferme, tandis que la défense avait plaidé la relaxe. Les trois prévenus, tous des pêcheurs, étaient incarcérés depuis leur arrestation, début novembre, à M’bour. « Je voulais lui ouvrir les portes du succès. Je l’ai amené voir les marabouts pour qu’ils prient pour lui. Si je savais qu’il allait y rester, je n’aurais jamais pris le risque. Je suis devant vous, mais mon esprit n’est plus avec moi », a déclaré lors du procès son père, cité par un journal local. Les enfants des deux autres hommes sont revenus vivants de la tentative de traversée. « Le procureur est dans son rôle. Il est dans une dynamique de dissuasion » de l’émigration clandestine, avait déclaré son avocat, Adoulaye Tall.
Qu’ils aient nom Djiby Dieng, Khalifa Samb ou Saliou Diouf, ils témoignent d’un mouvement massif de départs de M’bour, et plus largement des côtes sénégalaises et ouest-africaines, à destination des Canaries, archipel espagnol et porte d’entrée dans l’Europe.
Depuis septembre, des centaines, sans doute des milliers de Sénégalais mus par la pauvreté ou l’espoir d’une vie meilleure ont entamé sur de frêles esquifs de bois le périlleux voyage d’environ 1,500 km et une semaine à dix jours selon les circonstances, ignorant ce qui les attendait, mais sachant ce qu’ils laissaient derrière eux.
Le phénomène date de nombreuses années et ne se limite pas au Sénégal. Il a enflé récemment sous l’effet de la crise économique. À M’bour, il a été amplifié par le déclin de la pêche artisanale et, disent beaucoup, par la pandémie de Covid-19. Les centaines de pirogues aux couleurs vives tirées sur le sable à perte de vue en attendant d’être mises à l’eau disent ce que signifie la pêche ici et sur 700 km de littoral sénégalais : un mode de vie de génération en génération et 1,8 % du produit intérieur brut, selon les Nations unies. Mais « il n’y a plus de poissons ici », se désole Djiby Dieng, 21 ans, une phrase qui revient dans bien des bouches.
Pas compliqué non plus de trouver un passeur. C’est quelqu’un de la communauté, éventuellement un voisin. Il organise le voyage et procure le bateau, souvent une pirogue d’une vingtaine de mètres pouvant transporter des dizaines de passagers bien serrés. Dans un scénario favorable, un oncle ou une tante quelque part en Europe est informé(e) et aidera, comme il ou elle peut, à distance.
Plus de 500 personnes ont perdu la vie cette année, la plupart en octobre et novembre, sur ce qui est l’autre route maritime de l’Europe, avec la Méditerranée, dit l’OIM. C’est une estimation basse, mais c’est déjà deux fois plus qu’en 2019. Plus de 18 000 migrants, des Africains de l’Ouest dans leur grande majorité, poussés par la pauvreté, la violence ou les persécutions, sont arrivés aux Canaries en 2020, les deux tiers ces deux derniers mois, dit l’OIM.