Au Sénégal, des clubs de jeunes plaident en faveur de leurs droits contre les mariages précoces
La pratique reste très ancrée dans le pays où près d’une fille sur trois est mariée avant ses 18 ans.
Par Marie Lechapelays Publié le 23 janvier 2020 à 19h00 – Mis à jour le 31 janvier 2020 à 12h23
Fallou Fall, 19 ans (au premier plan), et les jeunes membres du club des pairs éducateurs de Mabo, en janvier 2020. MARIE LECHAPELAYS
« Les mariages forcés inondent nos maisons, les mariages précoces tuent nos sœurs. Papa, Maman, nous sommes contre ce fléau. » Omar Drame et Fallou Fall, tous deux 19 ans, miment et slament leur révolte. Les mots déclamés font écho aux histoires dont les deux élèves du lycée de Mabo, commune de la région de Kaffrine, au cœur du Sénégal, sont quotidiennement témoins. Des histoires comme celle de Sokhna, 15 ans, qui depuis quatre ans a déjà échappé à trois prétendants.
Puis elle a entendu la chanson écrite par Omar et Fallou. La jeune fille s’est rapprochée de ces jeunes et a découvert leur « club des pairs éducateurs », créé dans le cadre d’un programme de l’association de solidarité internationale Vision du monde (bureau français de l’ONG World Vision). Celui-ci rassemble cette année vingt jeunes âgés de 12 à 18 ans. Dans une culture où la voix des enfants est passée sous silence, les membres du club de Mabo reçoivent un entraînement intensif à l’art de parler en public pour devenir les ambassadeurs de leurs droits.
« Ils doivent porter leur propre plaidoyer, cela a beaucoup plus de poids », témoigne Babacar Senghor, professeur au lycée de Mabo, investi dans leur formation oratoire. « Les adultes sont tellement surpris de les entendre s’exprimer avec aplomb et assurance qu’ils écoutent ce qu’ils ont à dire », raconte-t-il fièrement.
« Je veux continuer à aller à l’école »
Régulièrement, ils partent en caravane dans les villages des alentours et font passer leurs messages sous forme de chansons ou de pièces de théâtre. « Beaucoup de parents ne savent même pas que les enfants ont des droits », explique Boniface Diouf, élève en première chargé de la communication du club. Au Sénégal, si le code de la famille fixe l’âge minimum du mariage des filles à 16 ans, le mariage précoce reste très répandu. D’après un rapport de l’Unicef de 2016, près d’une fille sur trois y est mariée avant ses 18 ans, 9 % avant l’âge de 15 ans.
« Je veux continuer à aller à l’école » : tel est l’argument qui a permis à Sokhna d’échapper au mariage. Mame Boy Sakho, l’une de ses camarades, discrète au premier abord, déclare tout à coup avec éloquence : « En tant qu’élèves, c’est contre l’abandon scolaire qu’on se lève ! » Effectivement, la déscolarisation des jeunes filles est la première conséquence des mariages précoces. « Selon certaines croyances populaires, une fille mariée est une adulte, raconte la jeune fille de 17 ans. Elle doit juste savoir s’occuper de son foyer et n’a plus besoin d’aller à l’école. »
De plus, le mariage est souvent très vite suivi d’une grossesse. « Une jeune fille n’est pas apte à porter un enfant parce que ses côtes ne sont pas assez formées », souligne Mame Boy Sakho. Au Sénégal, où les grossesses précoces sont la première cause de mortalité infantile et maternelle, 26,4 % de filles mineures ont déjà porté un enfant. « Soutenir les mariages précoces, c’est être complice de meurtre », résume l’adolescente remontée.
La pratique perdure pour des raisons à la fois sociétales et économiques. Lorsque vient l’adolescence, les grossesses hors mariage sont source d’inquiétude pour les parents. Ceux-là craignent de devenir la risée du village, et de voir leur enfant – et la mère peut-être aussi – mis à l’écart. Un mariage, aussi précoce soit-il, apparaît comme une solution préventive.
« Une pratique très ancrée dans la tradition »
Il est aussi question d’argent. « La jeune fille est au cœur d’une transaction où des intérêts économiques sont en jeu », analyse Babacar Senghor. D’abord parce qu’une fille mariée est une bouche de moins à nourrir. Mais aussi parce que le mariage est « l’occasion d’une sorte d’extorsion », selon le professeur. Par exemple, le mari est tenu de faire construire une nouvelle pièce dans la maison familiale de son épouse ou d’aider aux champs pour le compte de sa belle-famille. A ce prix-là, pourquoi attendre un an de plus ?
Babacar Senghor continue de suivre de près la situation de Sokhna. Il sait que l’un de ses prétendants ne l’a pas oubliée et craint qu’elle ne finisse par céder sous la pression parentale. Grâce au programme d’éducation par les pairs et aux sensibilisations, les mariages précoces sont à présent mal vus à Mabo. Mais il y a peu, un parent de la commune a emmené sa fille dans un village éloigné pour la marier.
Si le gouvernement sénégalais plaide contre le mariage des enfants, « il n’y a pas suffisamment d’efforts fournis pour combattre cette pratique très ancrée dans la tradition », se désole Seydou Demba, chargé de projet à World Vision Sénégal. Par exemple, aucune sanction pénale n’est prévue, sauf si le mari consomme le mariage sur une mineure de moins de 13 ans. En 2004, le Sénégal a ratifié le protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique, qui fixe l’âge minimum à 18 ans pour le mariage des filles. Cette initiative laissait espérer un changement. Mais seize ans plus tard, le code de la famille n’a toujours pas été amendé.
Quelques structures d’accueil et de conseil existent dans le pays, mais rares sont ceux qui les sollicitent, surtout en milieu rural. « Notre génération va faire changer cela », croit Mame Boy Sakho. En tout cas, c’est le défi qu’elle et ses plus de 300 camarades des autres clubs des pairs éducateurs du pays, sont prêts à relever.
Marie Lechapelays(Mabo, Sénégal, envoyée spéciale)